Steve Jobs est souvent caricaturé comme ce manager faisant travailler sans relâche ses employés en leur hurlant dessus. Même s’il y a un peu de vérité dans cet état de fait, surtout au début de sa carrière, ce serait faire une erreur de le réduire à cela.
Les managers médiocres ont tendance à recopier la caricature de Steve Jobs. Ils ne retiennent que les plus mauvais aspects de sa personnalité. Ils font des remarques cassantes, voire déplacées, humilie les personnes qu’ils encadrent, tout en pensant que c’est la meilleure façon de faire puisque Steve Jobs le faisait ! Mais ils oublient aussi tout le reste. Comme le dit Bill Gates dans l’excellente biographie Becoming Steve Jobs :
« Beaucoup de ceux qui veulent ressembler à Steve maîtrisent déjà le côté connard. Ce qui leur manque, c’est le génie. »
Steve Jobs n’était pas qu’un connard colérique. Ce côté peu recommandable de sa personnalité a d’ailleurs bien évolué au fur et à mesure de sa courte vie. Il est vrai qu’au début de sa carrière, il pouvait avoir un comportement très problématique. Cela était sans doute dû à son manque de confiance en lui et à son absence de formation. De plus, les années 70 et 80 étaient très différentes dans la gestion des ressources humaines : Steve Jobs était aussi un homme de son époque. Cependant, son style de management a fortement évolué, notamment grâce à ses expériences avec NeXT et surtout avec Pixar. Aux côtés d'Ed Catmull et d’Alvy Ray Smith, il a su revoir sa façon de faire, et pour le meilleur. Je conseille à ce sujet le livre d'Ed Catmull, Creativity Inc., qui permet de bien comprendre comment Steve Jobs a changé grâce à Pixar.
Steve Jobs, entouré d'Ed Catmull et de John Lasseter à Pixar, auprès desquels il a grandement appris.
Tout le monde cherche un raccourci au succès. Il est donc naturel de retenir que les éléments les plus saillants de la personnalité du co-fondateur d’Apple pour essayer de répliquer ses réussites. Malheureusement, tout le monde a tendance à oublier que Steve Jobs n’était pas qu’une personne humiliant ses employés. Il était très intelligent, très travailleur, était hyper curieux et a aussi eu de la chance dans sa carrière. Dans une série d’articles, nous allons faire un tour d’horizon de ses qualités qui sont souvent passées sous silence, en commençant par celles de négociateur.
Un négociateur de classe mondiale
Au cours de sa carrière, Steve Jobs a eu affaire avec les plus grands des industries de l'informatique et du show business. Il a pu ainsi démontrer un certain nombre de qualités, notamment celle de négociateur. C'est une qualité extrêmement importante, mais qui est rarement relevée. Tout au long de sa carrière, il a réussi à signer les meilleurs contrats avec les entreprises les plus difficiles en négociation. Il y a d’ailleurs trop d’exemples pour tous les lister, démontrant ainsi une vraie compétence dans le domaine. Je vais me retenir et vous présenter les trois exemples qui me semblent les plus pertinents.
Rachat de NeXT par Apple
Le premier exemple se déroule à la toute fin de l’année 1996 quand Apple doit acheter un nouveau système d’exploitation. Alors que BeOS était censé être le candidat idéal, Steve Jobs arrive à retourner la situation et c’est NeXT qui est racheté pour 400 millions de dollars. Tout le monde pense qu’Apple a payé le prix fort, même le CEO d’Apple de l’époque : Gil Amelio. En effet, NeXT a vendu en tout et pour tout à peine 50 000 ordinateurs en 10 ans. La société n’arrête pas de pivoter pour survivre et ne semble pas être en mesure de trouver ni son business model, ni son marché.
De plus, Jean-Louis Gassée demandait moins de 100 millions pour Be. Mais c’est la force de Steve Jobs : non seulement il a su utiliser à son profit le désespoir d’Apple, mais il a aussi réussi à éclipser un de ses pires ennemis. On apprendra par la suite qu’une démonstration du système NeXT sur un PowerBook a été décisive : Steve Jobs aurait fait une présentation dont lui seul a le secret alors que Gassée n’a pas vraiment fait le job.
Grâce aux actions qu’il a acquises lors de la vente de NeXT, Jobs orchestrera son retour à la tête d’Apple quelques mois plus tard.
Accord historique avec Microsoft
Le deuxième exemple se passe peu de temps après. Alors que Steve Jobs est CEO par intérim (iCEO), il signe un accord historique avec Microsoft en aout 1997. Quand il prend le pouvoir, Jobs se rend compte qu’Apple est dans une situation comptable catastrophique et a besoin de liquidités rapidement, sinon c’est le dépôt de bilan. Entre 1995 et 1997, plus de la moitié de ses employés ont quitté l’entreprise à cause des différentes vagues de licenciements. En 1997, Apple a perdu plus de 800 millions de dollars. La situation est tellement désespérée que beaucoup voient Apple disparaître.
En 1997, peu sont ceux qui croient qu'Apple peut survivre.
Dans le même temps, Steve Jobs doit négocier avec Microsoft. Les deux entreprises se retrouvent régulièrement devant les tribunaux, l’une attaquant l’autre et inversement depuis plus de 10 ans. Sachant que Bill Gates veut depuis des années que ces ennuis judiciaires cessent, Steve Jobs en profite. En effet, Microsoft est attaqué en parallèle par l’État américain pour abus de position dominante. Jobs le sait et appelle directement Gates pour négocier de CEO à CEO. Il lui propose d’abandonner les poursuites et en contrepartie, Microsoft doit soutenir Apple et la plateforme Mac.
Keynote assez surréaliste où Steve Jobs fait face à un public hostile qui n'hésite pas à la huer. On le voit serrer les dents en disant qu'Internet Explorer est un excellent navigateur. Regardez à partir de la 28ème minute, c'est à voir.
Résultat : Microsoft doit fournir Office et le navigateur Internet Explorer pendant cinq ans sur le Mac. Jobs pousse son avantage en demandant à Microsoft un investissement de 150 millions de dollars dans Apple. En contrepartie, Microsoft récupère 150 000 actions (sans pouvoir de vote) et avec interdiction de les vendre pendant trois ans. En gros, cela ressemble plus à un prêt qu’à autre chose. Enfin, Microsoft paye 100 millions de dollars pour qu’Apple abandonne les poursuites, et Internet Explorer devient le navigateur par défaut sous Mac. Pas mal comme négociation pour une entreprise au bord de la faillite.
Big Brother is watching you.
Il faut noter tout de même que Bill Gates est, lui aussi, un négociateur de très haut niveau. Il suffit de voir comment il a pu rouler dans la farine IBM avec le contrat pour MS-DOS pour s’en rendre compte. L’accord avec Apple est très bon pour Cupertino mais il reste intéressant pour Microsoft. D’abord parce que les ventes des logiciels de Redmond sur le Mac ont toujours été très bonnes et que c’est une plateforme très rentable. Ensuite parce que les dépenses du contrat sont minimes pour un Microsoft alors au sommet de sa puissance. Mais un autre élément est extrêmement important : cet accord permet à Apple de survivre. Or, sans Apple, Windows aurait été la seule plateforme informatique grand public. Rappelons que Microsoft est alors poursuivi pour abus de position dominante. Ainsi, en sauvant Apple, la société de Bill Gates permet de démontrer qu’elle a un concurrent sérieux sur le marché et peut ainsi argumenter qu’il n’y a donc pas besoin de démanteler la société qui n'est pas un monopole. Et, effectivement, Microsoft gagne son procès contre l'État américain et ne sera pas démantelé, le sauvetage d’Apple y est sans doute pour quelque chose.
À propos des 150 000 actions que Microsoft a récupérées suite à cet accord : elles seront vendues en 2003 pour plus de 550 millions de dollars. Bonne affaire, non ?
Enfin, si Microsoft avait gardé ses actions jusqu’à aujourd’hui, la valeur totale serait de plus de 100 milliards de dollars…
Les cinq majors du disque et l’iTunes Music Store
Le troisième exemple se passe un peu plus tard : au début des années 2000. Apple vient de sortir l’iPod et a besoin d’un moyen légal pour télécharger de la musique. En effet, le seul moyen légal de remplir son iPod était de ripper ses CD pour transformer les chansons en fichiers numériques. Il était aussi possible de télécharger illégalement des chansons sur Kazaa, eMule ou encore LimeWire. À l’époque, les offres légales de téléchargement n'étaient pas attrayantes. Aucune plateforme ne possédait toutes les chansons : les catalogues de Sony et Universal ne se trouvaient que sur Pressplay, alors que ceux de la Warner et de BMG étaient une exclusivité de MusicNet. De plus, les interfaces étaient médiocres et les contraintes étaient nombreuses : abonnement, limite du nombre de stream et de téléchargements par mois, etc. Steve Jobs pense qu’il y a de la place pour une plateforme de vente de musique de qualité. Cependant, il a besoin que les cinq majors du disque soient d’accord, ce qui n’est pas une mince affaire. Elles n’aiment pas du tout le principe de l’achat de chanson à l’unité, pensant que cela tuera le concept même d’album : pourquoi acheter un album cher quand on peut acheter uniquement les chansons qui nous intéressent ?
Pour les convaincre, Steve Jobs utilise la faiblesse de son entreprise comme un atout. Il leur présente l’iTunes Music Store comme une expérimentation sur une part de marché faible (le Mac représentait 4% des ordinateurs dans le monde) afin que les Majors comprennent le comportement des consommateurs ainsi que les règles de ce tout nouveau marché. De plus, l’accord porte au départ sur une seule année. Comme Steve Jobs est aussi patron de Pixar, cela lui donne un avantage pour discuter avec les patrons des majors : il n’est pas seulement un patron de la tech, il est aussi un patron de studio de cinéma.
Il aborde ces négociations tel un général d’armée. Il pense soigneusement comment organiser les pourparlers afin d’arriver à ses fins. Par exemple, il décide de commencer par Warner. Alors que la réunion doit porter sur une nouvelle protection sur les CD, Jobs en profite pour présenter son idée de store et leur présente un prototype de ce qui sera l'iTunes Music Store. La Warner est impressionnée et signe. Ensuite arrive Universal : le gros poisson. Un gros poisson, certes, mais malade : la maison mère Vivendi ne va pas bien. Elle vend sa partie traitement des eaux pour se renflouer. Jobs pense un instant racheter Universal à bon prix afin d’avoir un bon catalogue de départ. Vivendi refuse, mais Universal accepte de fournir ses titres sur le store en se disant que le risque pris est minime, car l’accord est de courte durée sur un marché insignifiant. Il fait aussi croire à Universal que tout le monde a signé, même Sony, ce qui n’est pas vrai. Il utilise la même tactique avec Sony, leur faisant croire qu’ils sont les seuls à ne pas avoir signé l’accord. Et cela marche. Les cinq majors se retrouvent sur l’iTunes Music Store à son lancement. Le succès est tel qu’il est impossible pour eux de partir par la suite.
Le disque dur de l’iPod
J’ai dit que je ne ferais que trois exemples ? J’ai menti. En voici un quatrième. En 2001, il n’y a que deux tailles de disque dur : 3,5 pouces pour les ordinateurs de bureau et 2,5 pouces pour les ordinateurs portables. Or, Toshiba vient de créer un tout petit disque dur de 1,8 pouce. Le problème est que le géant japonais n’arrive pas à le vendre. Personne n’est intéressé par ce disque certes plus petit mais aussi plus cher et avec moins d’espace de stockage.
Jusqu’au moment où Jon Rubinstein, chef de la division matérielle chez Apple, fait une visite de routine chez Toshiba. On lui présente alors ce tout nouveau disque et il se trouve que c’est le matériel parfait pour un projet. En effet, Apple veut faire un lecteur MP3 et il correspond exactement à ce que la société recherche. Steve Jobs aurait alors négocié une exclusivité d’utilisation du disque sur cinq ans. La concurrence devra alors soit utiliser des disques durs plus gros, lourd et gourmand en énergie, rendant leur lecteur moins bon et facile à utiliser. L’autre solution est d’utiliser de la mémoire flash mais elle est alors très chère : les lecteurs ont donc une capacité beaucoup plus faible que l’iPod. Donc pendant cinq ans, si vous voulez un lecteur MP3 qui peut stocker une très grande quantité de musique tout en étant petit et fin, seul l’iPod répondait à ce besoin.
Ainsi, aucun concurrent ne pourra utiliser ce disque jusqu’en 2006, date de sortie du Zune qui utilisera ce même disque dur de 1,8 pouce.
Dans la même veine, au lancement de l’iPod nano, Apple devient le plus gros consommateur de mémoire flash NAND au monde, empêchant la concurrence d’en acheter en quantité suffisante. Ainsi, les autres entreprises mettront plusieurs années à pouvoir acheter ce type de mémoire, laissant le temps aux lecteurs MP3 de Cupertino d’assoir leur domination sur le marché.
Dans les prochaines semaines, nous allons continuer à nous intéresser aux autres qualités exceptionnelles de Steve Jobs dans une série d'articles.