Nous avons pu voir que Steve Jobs n’était pas qu’un leader maltraitant : il était non seulement un excellent négociateur mais il savait aussi changer d’avis régulièrement en écoutant son entourage. Nous allons aujourd’hui aborder une autre de ses qualités : sa capacité à trouver les meilleurs talents et à les retenir.
Dénicheur de talent
Steve Jobs avait prévu de licencier Jony Ive. Cela peut paraître fou mais c'était bien le cas. En 1998, Jobs veut que le design des produits Apple soit fait par une entreprise extérieure. Il considère qu'Apple n'a pas les talents internes nécessaires. Il pense à Giugiaro, Ettore Sotsass (designer des produits Olivetti) ou encore Harmut Esslinger avec qui il a travaillé pour le NeXT Cube.
Cependant, dès qu'il rencontre Jony Ive en tête-à-tête, il est séduit. D'ailleurs, Ive avait dans sa poche une lettre de démission, pensant que son avenir était ailleurs. Ainsi, Jobs a pu reconnaître immédiatement en Ive le designer hors pair qu'il deviendra.
Des histoires comme celle-ci, il en existe trop pour toutes les lister. Voici les plus importantes à mes yeux.
Larry Tesler : créateur du copier-coller
En décembre 1979, Steve Jobs et des ingénieurs d'Apple vont visiter un laboratoire de recherche mythique : le XEROX PARC. Le co-fondateur d'Apple n'a pas vraiment envie d'y aller : il pense que ses ingénieurs sont plus talentueux que ceux de n'importe quel laboratoire. Mais sous l'insistance de Jef Raskin, alors patron du projet Macintosh, et de Bill Atkinson, il négocie une visite de toutes les technologies développées au PARC.
Larry Tesler travaillant sur le XEROX Alto.
Comme nous l'avons vu, une des qualités de Jobs est sa capacité à bien négocier. Nous en avons un exemple ici : il fera deux visites au Xerox PARC, en contrepartie il permet à Xerox d’investir 1,5 million de dollars dans le capital d’Apple avant son entrée en bourse (Xerox revendront les actions résultantes de cet investissement quelque temps plus tard pour plus de dix fois leur valeur). En contrepartie, il verra des démonstrations de toutes les technologies futuristes du PARC, qu'il s'empressera d'intégrer dans les produits Apple.
Quand il voit pour la première l'Alto, manipulée par une souris, Steve Jobs est subjugué. Il vient de voir le futur, non seulement d'Apple, mais aussi de l'informatique grand public. Il ne peut cacher son enthousiasme et saute, crie : Mais pourquoi vous ne le vendez pas ? C’est le plus grand truc de tous les temps ! C’est révolutionnaire !
Larry Tesler, tout à droite devant le Lisa.
Larry Tesler, responsable de la démonstration, est surpris. Il a déjà montré ces technologies de nombreuses fois à des cadres d'entreprises extérieurs mais aucun n'a eu la réaction de Jobs. De plus, les ingénieurs d'Apple posent beaucoup de questions, toutes pertinentes. C'est décidé : il veut postuler pour travailler chez Apple. Steve Jobs aura l'intelligence de reconnaître les technologies du XEROX PARC comme révolutionnaires et il embauchera beaucoup de leurs ingénieurs, dont Larry Tesler.
Steve Jobs le séducteur
Reconnaître les talents est une chose, cela en est une autre de pouvoir les convaincre de travailler pour vous. C'est là une autre qualité de Steve Jobs : il est un grand séducteur, quand il veut... D'ailleurs, on a souvent parlé à son propos de son champ de distorsion de réalité (Reality Distorsion Field) : le fait qu'il puisse vous convaincre de tout et n'importe quoi.
En 1982, Apple cherche un CEO. Personne ne veut que Steve Jobs le devienne, et pour l'occuper, le conseil d'administration lui confie la tâche de trouver la perle rare. Steve Jobs le trouve en la personne de John Sculley, CEO de Pepsi. Jobs est impressionné par son travail sur le marketing. Sculley a lancé une campagne marketing qui a fait mouche face au mastodonte Coca-Cola : la génération Pepsi.
Jobs veut que Sculley fasse la même chose pour Apple face au mastodonte IBM. Le seul souci est que John Sculley est le CEO de Pepsi et qu'il aime son travail. Il s'ensuit une véritable parade nuptiale où Jobs utilisera tout son charme pour convaincre Sculley à coups de diners et de promenades dans des parcs.
Jobs finit de le convaincre avec une phrase choc : Tu comptes vendre de l’eau sucrée toute ta vie, ou tu veux changer le monde avec moi ?
Sculley a 43 ans et il se pose des questions sur sa seconde partie de vie. La première est réussie mais que veut-il faire de la seconde ? La phrase de Jobs résonne dans son esprit et va l'obséder. Il se dit qu'il risque de regretter toute sa vie s'il décide de refuser cette offre. Il a peur de passer à côté d'une révolution historique.
John Sculley devient alors CEO d'Apple, il le restera 10 ans.
Tim Cook
En 1997, quand Steve Jobs revient à la tête d'Apple, la société est dans une situation critique. Proche du dépôt de bilan, un des problèmes majeurs est sa gestion de stock et, de manière plus globale, la gestion de toute la chaine d'approvisionnement.
Jobs a besoin du meilleur dans le domaine. Il jette son dévolu sur un jeune homme, ancien de Compaq et d'IBM : Tim Cook. Mais celui-ci n'est pas intéressé, il refusera plusieurs fois le poste avant d'accepter une rencontre en tête-à-tête avec Jobs. Son champ de distorsion de réalité va marcher à plein régime car Tim Cook est complètement sous le charme et, contre toute attente, accepte. Personne autour de Tim Cook ne comprend sa décision : son poste actuel est excellent et personne ne pense qu'Apple pourra survivre.
Mais il accepte de suivre Jobs dans son aventure et il sera capital dans le sauvetage d'Apple. À tel point que Jobs lui fera une confiance aveugle.
Les génies de NeXT
Steve Jobs et Avie Tevanian.
Quand il est écarté d'Apple en 1985, Jobs crée une nouvelle entreprise : NeXT. Il a besoin d'ingénieurs de génie pour créer un nouveau système d'exploitation, basé sur Unix. Steve Jobs est alors attiré par le travail d'un chercheur universitaire qui a conçu un système similaire dans le cadre de ses recherches. Il s'appelle Avie Tevanian et il sera l'architecte du système d'exploitation NeXTSTEP, qui deviendra Mac OS X.
Scott Forstall est lui-aussi embauché à la sortie de ses études par Jobs. Son master d'informatique de Stanford en poche, il entre chez NeXT en 1992 pour travailler sur les interfaces utilisateurs et certaines applications.
Mais Steve Jobs n'embauche pas que des américains. En effet, il s'intéressera aux meilleurs cerveaux, notamment français. Alors que Bertrand Serlet travaille au XEROX PARC, il sera recruté par Jobs pour travailler chez NeXT où il développera les interfaces de programmation. Ses contributions à Mac OS X sont trop nombreuses pour les lister ici. Toujours est-il qu'il était un des rares à partager la scène des keynotes avec Steve Jobs, avec son délicieux humour et accent français (comme on peut le voir dans la vidéo ci-dessous à partir de 30 secondes).
Serlet n'est pas le seul français chez NeXT : il y rejoint son collègue et ami de l'INRIA Jean-Marie Hullot. Hullot développera des outils de création nécessaires pour les interfaces graphiques qui deviendra Interface Builder, lui-même précurseur de Xcode. L'histoire de son embauche est connue : Steve Jobs est séduit par le jeune français et lui propose un poste chez NeXT. Hullot lui répond alors qu'il ne peut pas travailler sur le champs parce qu'il part deux mois en vacances ! Jobs aura l'intelligence, et la patience, de le recontacter deux mois plus tard pour réitérer son offre, qu'Hullot acceptera. On peut le voir dans la vidéo ci-dessous à partir de 22 minutes et 40 secondes.
Notons qu'Avie Tevanian, Bertrand Serlet et Scott Forstall resteront auprès de Steve Jobs, même après le rachat de NeXT par Apple. Ils formeront le cœur de l'équipe technique et démontrent qu'il est possible de travailler plusieurs dizaines d'années avec Jobs comme patron.
Un Steve Jobs à l'écoute
Un des problèmes qu'avait Steve Jobs était qu'il était très bon pour séduire les talents afin de les embaucher mais qu'il avait tendance à être un peu trop volcanique, ce qui les fera fuir rapidement.
À quoi bon attirer les talents pour qu'ils partent quelques mois plus tard ? Cependant, Jobs a la capacité de se remettre en question et de changer d'avis rapidement. Son expérience à la tête de Pixar va lui permettre d'évoluer sur le sujet et d'apprendre à faire confiance aux personnes qu'il met en place. Il évolue pour avoir la capacité d'écouter les personnes autour de lui.
D'ailleurs, nous avons la vidéo d'un entretien avec des étudiants du MIT, tourné en 1992, où il explique en quoi il a changé.
Cette vidéo est d'autant plus intéressante car on voit que Steve Jobs prend vraiment le temps de bien réfléchir avant de répondre. Plus de 20 secondes de réflexion. Cela change des personnes en fonction qui ont toujours réponse à tout et cela avant même la fin de la question...
Je vous encourage à regarder la vidéo complète de cet entretien ci-dessous :
Vous vous rappelez Jean-Marie Hullot ? Eh bien dans la même vidéo de nos amis de ORLM, il y explique qu'il a conseillé à Steve Jobs de faire... un smartphone, et cela, des années avant le développement de l'iPhone ! On peut le voir dans cette vidéo à partir de la 25ème minute :
Hullot dit alors clairement que Steve Jobs aimait prendre conseil auprès de personnes d'horizon différents, notamment dans le monde technique, mais pas seulement. Un signe d'une grande curiosité et d'ouverture d'esprit.
Retenir les talents
Ce talent d'écoute est primordial pour pouvoir travailler avec des personnes talentueuses sur le long terme. On s'aperçoit d'ailleurs que, dans sa seconde partie de carrière, la majorité de ceux qui travaillent avec lui le feront sur le long terme, et pour beaucoup jusqu'à sa mort.
Prenons cette photo par exemple : parmi les cinq lieutenants de Steve Jobs, tous sauf un, sont restés chez Apple jusqu'à sa mort. Phil Schiller est encore chez Apple aujourd'hui, même s'il a pris un peu de recul. Jony Ive est resté chez Apple bien après la mort de Steve Jobs. Forstall a survécu le départ du co-fondateur Apple mais a été remercié par Tim Cook. Enfin, Eddy Cue est lui aussi encore chez Apple.
Vous aurez remarqué que j'ai passé sous silence la carrière de la deuxième personne sur la photo. C'est Tony Fadell, embauché en contrat court en 2001 pour s'occuper du hardware du premier iPod. Il restera tout compte fait chez Apple pour chapeauter le matériel de tous les iPod et des premiers iPhone.
Lors de la démonstration du tout premier iPhone, Steve Jobs montre la gestion des contacts. Et pour montrer qu'on peut supprimer un contact de ses favoris, il le fait sur un contact appelé... Tony Fadell ! Pour les proches de Jobs, cela surprend. En effet, lors des répétitions, à aucun moment, il sélectionnait ce contact pour le supprimer. Le message est alors clair : Tony Fadell n'a plus ses faveurs et il devra partir. Ce qu'il fera quelques mois plus tard avant de créer l'entreprise Nest.
Loyauté et compétence
Certains managers, les mauvais, n’aiment pas embaucher des personnes plus intelligentes ou douées qu’eux. Ce n’est pas le cas de Steve Jobs. Il cherche à chaque fois à embaucher les meilleurs dans leurs domaines. Et il a l’intelligence de les écouter.
Ainsi, les mauvais leaders préfèrent la loyauté à la compétence. Dans Les Origines du totalitarisme, Hannah Arendt analyse comment les régimes totalitaires privilégient la loyauté aveugle à la compétence. Elle écrit notamment : Le totalitarisme au pouvoir remplace invariablement tous les talents de premier ordre, quelles que soient leurs sympathies, par ces illuminés et ces imbéciles dont le manque d’intelligence et de créativité constitue encore la meilleure garantie de loyauté.
Si vous êtes un manager, ne faites pas comme Trump mais inspirez-vous de Steve Jobs : embauchez des personnes intelligentes et compétentes, qu'importe leur loyauté. C'est votre comportement qui va générer la loyauté que vous recherchez.