Depuis 10 ans, Apple a trouvé un stratagème très efficace pour verrouiller la presse et éviter au maximum les critiques. Ces pratiques, pourtant largement discutables comme vous allez le voir, ne semblent pourtant pas faire scandale pour une raison simple : tout le monde y trouve son compte, sauf peut-être les clients.... et certains médias.
L'embargo, un moyen de tenir les journalistes
Connaissez-vous le terme "embargo" ? Autrefois plus rare, ce contrat passé entre les journalistes et les marques est désormais monnaie courante (pour ne pas dire systématique), et c'est d'ailleurs le point de départ de mon sujet.
Ce lundi, Apple a levé son "embargo" sur le test des AirPods Pro 3
Un journaliste accepte un embargo, lorsqu'une entreprise, comme Apple, DJI, Renault ou Samsung, souhaite lui fournir un produit ou une information avant la date de sortie officielle. C'est un peu donnant-donnant : pour une exclusivité ou une avant-première, un média accepte de se taire, sous réserve d'en tirer de l'audience -et donc directement, du financement.
Le design de la R5 avait fuité avant l'embargo !
La mise en place d'un embargo implique fatalement la possibilité de fuites avant l'heure pour la marque, surtout à l'époque des réseaux sociaux. L'entreprise prend aussi le risque que le produit soit mal accueilli par la presse avant la sortie et que les clients boudent leur achat le jour J. Pour le BMW iX3 par exemple, le constructeur a pris le risque de nous dévoiler la voiture plus d'un mois avant la présentation officielle, et nous a permis de tourner une vidéo bien avant le salon de Munich. En retour, Mac4Ever a bénéficié d'une belle exclusivité avant le lancement et notre vidéo a été la plus vue des présentations francophones de ce modèle. Plus méfiante, Apple ne fournit de son côté les iPhone sous embargo, qu'une fois la keynote terminée : le contrat se fera uniquement sur le test et la publication de photos/vidéos.
En général, les médias acceptent assez facilement ces embargos lorsqu'ils peuvent avoir accès à un produit majeur avant la sortie (une voiture, un smartphone, un logiciel...), surtout lorsqu'ils sont prioritaires par rapport à leurs confrères : quand Renault nous a invités à tester la R5 l'an dernier, il y avait un embargo pour la publication de l'essai et quelques dizaines de médias seulement en avaient eu la primeur, Mac4Ever compris. Nous aurions eu tort de refuser, car nous ne sommes pas invités à toutes les avant-premières de ces constructeurs, loin de là. Mais parfois, l'embargo concerne la quasi-totalité de la presse et permet juste d'éviter que les uns n'influencent les autres : tout le monde est logé à la même enseigne.
Une "short-list" (toujours la même)
Maintenant que vous savez ce qu'est un embargo, vous appréciez sans doute la valeur de ce petit privilège, qui se traduit directement en audience, et donc, indirectement en revenus pour le média qui pourra en bénéficier.
Depuis une dizaine d'années, Apple a trouvé une astuce imparable : n'inviter qu'un petit groupe de personnes, presque toujours les mêmes, à ses célèbres keynotes et autres présentations produit en avant première. Il s'agit à la fois de journalistes mais aussi de créateurs de contenus, un mélange des genres qui mixe des personnes indépendantes (la presse) avec des individus généralement payés par les marques, peu habitués à la critique. La différence avec Apple, c'est qu'elle ne paie jamais personne pour tester les produits -du moins, à notre connaissance- pas même les influenceurs.
La Pomme n'a en effet pas besoin de financer quiconque pour promouvoir la marque, dont la notoriété se suffit à elle-même : les "invités" savent très bien que l'annonce d'une nouveauté majeure, comme l'iPhone 17, suffit généralement à attirer le spectateur, et de fait, chaque place vaut de l'or pour le média ou la chaîne YouTube associée. Perdre sa place ferait perdre mécaniquement des revenus à son média, sa plateforme.
Depuis une dizaine d'années, les différents services de presse d'Apple ont donc sélectionné quelques personnalités habilitées à donner à un avis sur les produits en avant première. Cette petite troupe se partage alors le gâteau de l'exclusivité, d'autant que chaque média sélectionné est pratiquement seul sur son segment : YouTube, Presse écrite généraliste, TV, web/tech... La sélection ne se fait pas uniquement sur des critères d'audience, car de très grands médias / Youtubers ne sont jamais de la partie, ce qui commence d'ailleurs à en agacer un certain nombre.
Katarina Mogus, inconnue jusque là, interview Alan Dye, vice-président du design d'interface utilisateur chez Apple
Contrairement à d'autres marques, Apple fait très peu tourner les invitations parmis les médias d'importance et les influenceurs renommés. Pour reprendre mon exemple de l'automobile, il est rare que quelques médias s'accaparent 100% des embargos à chaque lancement -imaginez si Turbo avait 100% des exclusivité de Mercedes ou de Renault, le reste de la presse auto s'insurgerait assez rapidement. Même si en coulisses, mes confrères de la presse "tech" râlent de ne jamais être invités, aucun n'a vraiment osé en faire un papier, comme celui que vous êtes en train de lire. Se plaindre n'a jamais eu bonne presse, ni envers ses lecteurs, ni envers les marques. Et plus vous râlez, plus vous risquez le boycott ! Quand je vous dis qu'Apple a trouvé la parade parfaite.
En parallèle, Apple fait aussi monter discrètement certains influenceurs en les récupérant en début de carrière, ce qui permet sans doute de les orienter plus facilement, leur audience dépendant alors directement du bon vouloir d'Apple. Petit exemple avec la jeune Katarina Mogus, dont les vidéos ne dépassaient pas quelques centaines de vues avant d'être propulsée par Apple. Sa chaîne a pris plus de 100 000 abonnés en moins d'un an, son compte TikTok dépasse désormais le million d'abonnés, une occasion inespéré pour la jeune femme, qui aurait tort de s'en priver. Parfois ça marche (vous les connaissez), et parfois non, nous avons rencontré de nombreux petits youtubers/influenceurs qui n'ont jamais été ré-invités.
Entre publicité et journalisme
Déontologie oblige, un journaliste se doit de garder son indépendance vis à vis des marques. Contrairement aux influenceurs, les reporters sont payés par leur média et non par les sociétés dont ils évaluent les produits.
TheVerge a pu tester le Vision Pro avant tout le monde
Pourtant, il est aisé de comprendre que de perdre les exclusivités d'Apple constituerait de fait un véritable manque à gagner d'audience, et donc, financier pour son employeur. Risquer de ne plus aller à Cupertino pour faire découvrir les produits en direct se chiffre en dizaines, voire en centaines de milliers d'euros au vu les retombées lors du lancement d'un iPhone par exemple.
Si pour les influenceurs, il est souvent plus facile de mettre les problèmes sous le tapis, un vrai dilemme éthique confronte les journalistes condamnés à jouer aux équilibristes. D'un côté, ils doivent prouver à leur lectorat qu'ils sont capables de conserver un esprit critique, tout en pratiquant de l'autre, une forme d'auto-censure sur des sujets plus polémiques, pour éviter de froisser le service de presse d'Apple. Voilà pourquoi les défauts relevés dans certains tests publiés sous embargo se résument souvent à des banalités, donnant la sensation d'avoir équilibré le propos, qui reste cependant très mollasson.
Joanna Stern, rare journaliste à oser critiquer ouvertement les produits Apple
Cela explique aussi pourquoi certains scandales comme l'iPhone 15 Pro qui surchauffait, ou le WiFi 7 désastreux de l'iPhone 16, ont dû attendre les vrais tests des clients et de certains médias pour être enfin révélés. Il a même fallu attendre des années avant qu'un grand quotidien comme le Wall Street Journal (avec Joanna Stern) s'empare sérieusement du problème des claviers papillon, ce qui a sans doute poussé Apple à stopper la production. Aujourd'hui, on aimerait bien voir le même type d'articles dénonçant la politique autour du stockage des produits Apple... rendant les Mac et les iPhone quasi obsolètes très rapidement, faute de RAM et de SSD suffisants.
Les rares interviews des VP d'Apple sont désormais "organisées" avec des influenceurs
Désormais, mêmes les (rares) interviews de VP (Schiller, Federighi...), durant lesquelles il serait intéressant de soulever certaines problématiques, sont réalisées par des influenceurs ou ponctuellement, quelque journalistes triés sur le volet (comme Tom's Guide récemment)... Les questions sont rarement très épicées et les réponses tout aussi moles ; on sent bien que les sujets qui fâchent resteront définitivement au placard.
L'indépendance coûte cher
Heureusement, il reste encore des médias indépendants comme Mac4Ever (et quelques d'autres), qui peuvent se targuer d'écrire sans la moindre pression.
Problème, lorsque vous arrivez avec un test d'iPhone, deux semaines après la sortie dudit produit... L'audience n'est plus du tout au rendez-vous et surtout, vous passez parfois pour les grincheux de service -alors que vous remontez simplement les défauts et les qualités des produits, histoire de guider au mieux le lectorat. Nous assumons par exemple vous avoir toujours conseillé 16Go de RAM (devenus bizarrement le minimum syndical pour Apple Intelligence) ou encore avoir dénoncé la trop faible quantité de stockage, dont l'absence de modularité condamne les Mac à jouer rapidement les presse-papiers de luxe. Autre exemple récent, quand Apple évoque un zoom 8x de qualité optique alors qu'il ne s'agit que de simple recadrage d'une zoom 4x (contre 5x l'an dernier), vous pouvez être sûr que le sujet sera mis de côté par bon nombre de tests publiés cette semaine.
Mais arriver en retard et assumer son indépendance coûte cher. La récente crise qui touche nos confrères de MacGeneration, ou plus grave encore, l'arrêt du magazine iCreate, est indirectement imputable à cette politique : après avoir coupé les revenus de ces médias spécialisés et évité soigneusement d'y réserver la moindre page de publicité, la firme les empêche systématiquement d'avoir accès à toute exclusivité. Lorsqu'Apple nous invitait encore à ses fameux briefing produit, ils avaient lieu au mieux, le jour de la sortie, et au pire, quelques jours plus tard... tout était fait pour vous empêcher de travailler correctement.
Et comment ne pas évoquer le cas de John Gruber, quasi évangéliste des produits Apple depuis des années, et qui a osé tacler les promesses non tenues autour d'Apple Intelligence. La sanction n'a pas tardé : les VP d'Apple ont refusé de participer à son talk-show qui avait lieu pendant la WWDC 2025. Gruber était pourtant jusque là un plutôt bon soldat, prêt à défendre la Pomme coûte que coûte -sauf que cette fois, l'homme a vraiment eu la sensation d'être pris pour une poire à la WWDC 2024. Ce comportement démontre bien à quel point la firme de Cupertino n'accepte plus la moindre critique, même quand elle provient de son propre camp.
En coulisse... ça gronde !
Vous ne trouverez que très peu d'articles sur ce sujet car ils ont le don d'agacer les responsables d'Apple, et beaucoup espèrent avoir encore une petite chance de se faire inviter un jour.
D'ailleurs, je vais peut-être vous apprendre une chose : Apple fournit toujours à de nombreux journalistes et influenceurs, le dernier iPhone pendant un an, jusqu'à l'arrivée du modèle suivant. Dans l'absolu, le but est de permettre de tester le produit sur la durée, ce qui est parfaitement louable -nous avons d'ailleurs bénéficié de ce petit avantage durant quelques années, ce qui nous permettait d'en équiper au moins un journaliste. En pratique, il s'agit là encore d'un moyen de pression : si le bénéficiaire se montre trop critique, il pourrait ne plus avoir d'iPhone l'année suivante... et l'on parle quand-même de produits désormais vendus à 1500 voire 2000€, très statutaires, que la plupart de mes confrères n'ont que rarement les moyens de se payer personnellement ou professionnellement tous les ans.
Cela n'empêche pas qu'en coulisses, beaucoup s'insurgent. Je rencontre souvent d'autres confrères en Suisse, en Allemagne, en France ou en Italie qui vivent les mêmes péripéties... Malgré des audiences importantes, Apple refuse de les inviter ou de leur prêter le moindre produit avant la sortie. Et si vous avez le malheur d'avoir l'étiquette de média spécialisé, n'espérez même pas les miettes !
Si l'on comprend la volonté des multinationales de vouloir désormais contrôler 100% de leur communication, une firme comme Apple n'est-elle pas assez confiante autour de ses produits pour les confronter à la critique au sens large ? C'est d'autant plus étonnant que les iPhone, iPad et même les Mac sont globalement de très bons produits, et que les notes décernées par la presse réellement indépendantes sont généralement au dessus de la concurrence.
Cette stratégie à deux vitesses pourrait cependant jouer des tours à Apple dans les années avenir, surtout si les attentes autour de l'IA et des évolutions de l'iPhone ne sont pas au rendez-vous... Car là, les influenceurs seront les premiers à quitter le navire.