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Chiffrement des messageries : pourquoi l’amendement de la loi Narcotrafic fait débat

Par Laurence - Publié le

La loi Narcotrafic continue de faire couler de l'encre, notamment au niveau du chiffrement des messageries instantanées. Alors que l’examen du texte a commencé ce mercredi 5 mars en commission à l’Assemblée nationale, un amendement explosif (l’article 8 ter) soulève de vives inquiétudes parmi les défenseurs des libertés numériques et les experts en cybersécurité.

Senat narcotrafic


Quelle menace pour le chiffrement de bout en bout



Voté au Sénat, cet amendement entend forcer les applications de messagerie comme WhatsApp, Signal ou Telegram à fournir, sur demande des autorités, des copies des conversations privées, même lorsqu’elles sont protégées par le chiffrement de bout en bout.

L’idée est de créer une porte dérobée (décidément les backdoors sont à la mode cette semaine) permettant aux forces de l’ordre de s’introduire dans les échanges chiffrés pour lutter contre le crime organisé, qui utilise ces canaux pour coordonner ses activités. Mais cette proposition a immédiatement fait bondir les spécialistes du numérique, qui dénoncent une atteinte directe à la sécurité des données personnelles.



Si le gouvernement n’a pas officiellement soutenu cet amendement, Bruno Retailleau, ministre de l’Intérieur, a pris position en sa faveur. Devant la commission, il a tenté de rassurer : Ce n’est pas une solution ‘back door’ [porte dérobée], où on crée une faille, où à tout moment un service peut s’infiltrer.

Pour le ministre, il ne s’agirait pas d’un affaiblissement généralisé du chiffrement, mais d’un mécanisme ponctuel et ciblé pour surveiller les échanges criminels. Mais cela ne convainc pas vraiment les experts : une porte dérobée reste une faille. De même, l’avocat spécialisé dans le numérique, Alexandre Archambault, n’a pas tardé à réagir : la technique du correspondant fantôme revient en pratique à affaiblir la protection du chiffrement.

De même, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) a adressé un courrier à l’ensemble des députés, au sujet de la proposition de loi. L’assemblée plénière de l’autorité administrative indépendante se prononcera prochainement, mais son président, Jean-Marie Burguburu a déjà tiré la sonnette d'alarme.

Les membres de la CNCDH ont décidé d'élaborer un projet de déclaration qui sera débattu en Assemblée plénière le 18 mars prochain. Néanmoins, en raison de l'enclenchement de la procédure accélérée, le président souligne dans un courrier adressé aux députées et députés le mercredi 5 mars 6 points d'alerte :

• la création d’un nouveau parquet à compétence nationale qui soulève des questions tant au regard de l’articulation avec les échelons locaux qu’au regard de l’articulation avec la politique pénale nationale ;
• les atteintes et entraves aux droits de la défense, en violation du droit à un procès équitable prévu par l’article 6§1 de la Convention européenne des droits de l’Homme et des principes du bloc de constitutionnalité ;
• l’extension de la possibilité conférée à l’exécutif de décider de gels de fonds et ressources économiques en matière de trafic de stupéfiants ;
• l’usage de drones pendant trois mois renouvelables, sur autorisation du directeur interrégional des services pénitentiaires ;
• l’allongement des délais de détention provisoire délictuels pour certaines infractions ;
• l'absence d'un volet de protection des victimes du trafic de stupéfiants, en particulier des mineurs.


Un amendement au futur incertain



Face à la levée de boucliers, l’avenir de cet amendement semble compromis. Plusieurs forces politiques La France Insoumise, le Rassemblement National, les Socialistes et les Écologistes- ont exprimé leur opposition. De son côté, Clara Chappaz, secrétaire d’État au numérique, a fait part de ses réserves, estimant que le texte était trop large et risquait de fragiliser des principes essentiels liés à la confidentialité des communications.

Enfin, rappelons que la France ne peut pas légiférer seule sur ces sujets. La régulation des géants du numérique —comme Meta (propriétaire de WhatsApp) ou Telegram— relève de la compétence de l’Union européenne.... Cette tentative nationale pour contourner le chiffrement pourrait donc, même si elle venait à passer l’étape parlementaire, être rapidement retoquée au niveau européen.

Ce nouvel épisode autour de la loi Narcotrafic illustre une question plus large, qui a été largement débattue par Apple : jusqu’où faut-il aller pour surveiller les criminels sans sacrifier les libertés fondamentales ?